« À peine j’ouvre les yeux » est un le tout premier long métrage de fiction de Leila Bouzid. A travers cette fiction durée de quatre vingt dix minutes, la réalisatrice tunisienne renvoie le cinéphile dans les moments difficiles du règne sans partage de l’ancien « homme fort » de la Tunisie. Nous sommes en été 2010 où la Tunisie est encore dirigée d’une main de fer par Ben Ali.
« A peine j’ouvre les yeux » présente sous un premier tableau une histoire de jeunes musiciens passionnés de leur art et convaincus que la musique qu’ils pratiquent peut conduire à une révolution dans un Etat policier. Des chansons engagées, jouées sur des rythmes traditionnels et modernes et interprétées par la sublime voix de Farah le personnage principal. Les paroles expriment un ressenti amère sur la société tunisienne. Dans cet élan, le groupe sera confronté à un dilemme : choisir de faire allégeance au parti Etat de Ben Ali ou prendre des risques personnels pour se retrouver en prison. Après tout, il s’agit de conquérir la liberté dans un état caporal. Qui s’attaque au parti et au clan Ben Ali doit subir un calvaire semblable au chemin de Golgotha.
Le deuxième tableau est en adéquation avec le précédent et met en opposition madame Hayet Kalel face à sa fille Farah. La relation mère-fille renvoie encore à la notion de liberté. Ce conflit est présent de façon anaphorique à travers les justifications parfois mensongères de Farah à chaque retour de ses concerts. Une mère qui aurait pu elle aussi être militante mais qui s’est finalement assagie pour protéger les siens. Une fille qui étouffe et ressent le besoin vital de brûler sa jeunesse à fond, quitte à se mettre en danger.
Ce premier long métrage qui combine ardeur politique et qualités musicales est à la fois un coup d’essai-coup de maître. Les scènes de concert du groupe sont captivantes et les paroles des chansons sont pleines de sens. La poéticité des textes interprétés sur des notes de musique mélancolique provoque chez le spectateur un sentiment de révolté. A travers le portrait de cette insoumise, ce film exprime, aussi, la soif de liberté de toute une génération. Pour son premier rôle à l’écran, Baya Medhaffar a bien incarné le rôle de Farah. Et le personnage de Hayet, la mère qui interdit à sa fille de chanter, est formidablement interprété par la chanteuse tunisienne Ghalia Benali. Les acteurs ne pouvaient pas être mieux choisis que dans l’univers musical.
« A peine j’ouvre les yeux » emprunte son titre à l’une des magnifiques chansons qui ponctuent le film, hymne hypnotisant sur les blocages de la Tunisie de Ben Ali. Leyla Bouzid évoque bien en arrière-plan la place des femmes, la corruption et les inégalités qui minent le pays mais se focalise avant tout sur ce cri de frustration, de révolte et d’espoir d’une jeunesse incapable de trouver sa place. Un témoignage intense sur une cocotte-minute qui explosera quelques mois plus tard. La révolution tunisienne !
Abraham Bayili