Burkina : Salif Diallo, de l’ombre à la lumière

Pour le clan Compaoré, tout est de sa faute. Mais avant de travailler à faire élire Roch Marc Christian Kaboré, le nouveau président de l’Assemblée nationale a, pendant plus de vingt ans, servi l’ancien chef de l’État. Portrait.  Il y avait de l’excitation dans sa voix. Et une volonté manifeste de raconter l’interdit. Pour que l’Histoire ne l’oublie pas peut-être, ou simplement parce qu’il est difficile de résister à la tentation d’expliquer comment on a contribué à provoquer l’impensable. C’était au début du mois de novembre 2014, quelques jours après la chute de Blaise Compaoré. Salif Diallo n’était pas encore le président de l’Assemblée nationale et le dauphin constitutionnel qu’il est devenu, le 30 décembre 2015. Son champion, Roch Marc Christian Kaboré, n’avait pas encore investi le palais de Kosyam. L’heure était à l’incertitude.

En cet instant fugace, Diallo nous avait reçu en coup de vent au siège de son parti, le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP), et avait, après avoir pris soin de bien fermer la porte derrière lui, livré les secrets de la fin de Blaise Compaoré. Grisé par l’inespéré succès, il nous avait raconté comment il avait organisé (avec d’autres) une partie de l’insurrection du 30 octobre, comment il avait mobilisé des centaines de jeunes et les avait armés de cocktails Molotov pour harceler les forces de l’ordre, comment il avait manigancé, avec certains de ses proches, l’attaque et la mise à sac de l’Assemblée nationale – l’acte qui fera basculer l’histoire du Burkina. C’était l’œuvre de sa vie, pourtant riche en coups tordus. Le succès qui consacrait définitivement un génie politique que personne, y compris parmi ses adversaires, n’oserait lui contester.

Ces derniers, qui se comptent essentiellement dans l’entourage de Compaoré, ont fait de Diallo le sujet quasi unique de leur vindicte. Il est, disent-ils, à l’origine du divorce entre Roch et Blaise, de la chute de l’ancien président, de la volte-face du Premier ministre Isaac Zida ou encore de la loi électorale qui a exclu des scrutins présidentiel et législatif les barons de l’ancien régime. Mais, de tout cela, ils ne parlent qu’à voix basse, sous le sceau de l’anonymat et après avoir pris nombre de précautions. « Il est dangereux », affirment-ils, sans que l’on sache vraiment s’ils sont aveuglés par la haine ou instruits plus que quiconque par un compagnonnage vieux de trente ans. Car avant de faire tomber l’ancien régime, Diallo l’avait façonné.

Le temps où il servait Compaoré

Ses premiers pas aux côtés de Compaoré remontent au milieu des années 1980. « Gorba », son surnom, vient de terminer des études de droit à Dakar. C’est déjà une figure connue au pays, un enfant terrible de la gauche burkinabè et un redoutable orateur. Quelques années plus tôt, il s’était fait renvoyer de l’université de Ouagadougou pour avoir été en première ligne lors d’une grève. La Haute-Volta était alors dirigée par un quarteron de militaires réactionnaires, et Diallo, un Mossi (comme son nom ne l’indique pas) né à Ouahigouya trois ans avant l’indépendance, en 1957, militait au Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV).

À Dakar, il devient vite incontournable dans les innombrables réunions des non moins innombrables mouvements progressistes qui agitent l’université Cheikh-Anta-Diop. Le Sénégalais Abdoulaye Bathily, l’un de ses anciens professeurs, une figure de la gauche ouest-africaine, se souvient d’un « leader emblématique ». « Salif, dit-il, c’est un vrai militant politique, pas un bureaucrate. Il a un grand talent pour mobiliser. » De cette époque date son amitié avec le Nigérien Mohamed Bazoum. « Ils étaient inséparables », se souvient un ancien camarade de lutte.

À son retour au pays, en 1985, « Gorba » intègre le cabinet du numéro deux du régime révolutionnaire, Blaise Compaoré. C’est Jean Marc Palm, une vieille connaissance du PCRV influente auprès de Blaise, qui les a mis en relation. Diallo joue très vite un rôle central, mais dans l’ombre. Il devient le directeur de cabinet de Compaoré – sa « matière grise », dit un proche qui œuvrait à l’époque aux côtés de Sankara – et participe à l’émergence du Groupe communiste burkinabè (GCB), qui recrutera parmi les anciens du PCRV et qui servira les intérêts de Blaise. « Il était au centre du conflit qui opposa Compaoré à Sankara », affirme aujourd’hui un proche du premier.

Faut-il y voir une preuve de son implication dans l’épilogue dramatique de la révolution ? Le 15 octobre 1987, lorsqu’un commando fait irruption au Conseil de l’Entente et fusille Sankara et douze de ses camarades, il se trouve aux côtés de Blaise, à son domicile. Ensemble, ils se rendent au Conseil pour constater les dégâts. « Après, il est venu me voir, se souvient un intime de Sankara qui a rejoint, en 2014, les rangs du MPP. Il m’a dit : « Ce qui s’est passé, je ne l’ai pas voulu. Mais cela s’est passé, il faut assumer. Rejoins-nous. » »

La « rectification » qui suit porte sa marque. Diallo a été à bonne école : il sait qu’il faut avant tout casser les ennemis de l’intérieur. Les proches de Sankara sont traqués. Les agitateurs sont réprimés. Valère Somé, qui joua un rôle important aux côtés de Sankara, l’accuse dans un ouvrage récemment publié d’avoir « personnellement dirigé » des séances de torture après une marche d’étudiants en mai 1988. Diallo crie à l’affabulation, mais certains de ses proches admettent que ce fut une période noire. « À l’époque, dit l’un d’eux, s’il avait fallu brûler le Burkina pour Blaise, il l’aurait fait. »

Au début des années 1990, Diallo joue un rôle prépondérant aux côtés de Compaoré. Il est son directeur de cabinet, puis un ministre très particulier, chargé des missions de la présidence. « Blaise lui faisait entièrement confiance, se souvient un conseiller. Salif n’était pas qu’un exécutant, il prenait aussi des initiatives. » C’était, dit un autre habitué de Kosyam, « un accélérateur de décisions ». Quand Blaise hésitait, Salif agissait… Diallo est envoyé au Liberia et en Sierra Leone, où il joue parfois au porteur de valises et au livreur d’armes. Il apparaîtra ensuite dans le dossier ivoirien, où il conseillera, au début des années 2000, Guillaume Soro, le leader de la jeune rébellion. C’est « l’âme damnée du pouvoir », explique-t-on aujourd’hui, non sans arrière-pensée, dans l’entourage de Compaoré.

Ce dernier lui fait confiance au point d’en faire son « agent traitant » auprès de Kadhafi, aux largesses connues dans tout le Sahel, et auprès de Taïwan, un pays qui tient à sa relation privilégiée avec le Burkina. Diallo brasse des millions. Si l’on en croit l’avocat français Robert Bourgi, il lui est aussi arrivé d’acheminer en France de l’argent destiné au financement des partis : c’est la fameuse affaire des djembés, dans lesquels le Burkinabé aurait transporté 3 millions de dollars en 2002. Plus sûrement, il fait le lien avec divers opposants – de gauche en général. Le Nigérien Mahamadou Issoufou bien sûr, par le biais de Bazoum. L’Ivoirien Laurent Gbagbo également. Puis Alassane Ouattara, qu’il dit connaître « aussi bien sinon mieux » que Compaoré le connaît lui-même.

Diallo, c’est aussi un ministre inamovible qui, dix-huit ans durant, voit défiler les Premiers ministres. Il profite de ses portefeuilles (l’Eau, l’Environnement, l’Agriculture) pour parcourir le pays et séduire les Burkinabè. Nombre de ses projets tombent à l’eau, mais « il y gagne un grand capital sympathie dans les campagnes », constate un journaliste qui l’a fréquenté au cours de ces années : « Les paysans n’ont que faire des grands projets, mais ils se souviennent de ceux qui leur ont apporté un puits au village. » « Si le MPP est devenu le premier parti du Burkina moins de deux ans après sa création, c’est à la popularité de Diallo qu’il le doit », admet un ancien ministre de Compaoré.

Au fil des ans, Diallo est devenu indispensable. « Il faisait et défaisait les Premiers ministres et constituait à lui seul une bonne partie des gouvernements », se souvient un ancien collègue. « Il était l’un des rares à oser dire ses vérités à Blaise », confie Abdoulaye Bathily. Pendant plus d’une décennie, Diallo façonne également le parti de Compaoré (l’ODP-MT, rebaptisé Congrès pour la démocratie et le progrès – CDP – à partir de 1996), comme il façonnera, bien des années plus tard, celui de Roch.

Le divorce entre Diallo et « Blaise »

Cependant, celui qui n’a jamais renié ses idéaux et reste, aujourd’hui encore, « un véritable homme de gauche » (parole de sankariste) a toujours soigné ses relations avec certains opposants. « C’est un fin politique, qui sait qu’un ennemi n’est jamais qu’un futur allié », ironise l’un de ses amis. Après la chute de Compaoré, il reste donc en contact avec ses bras droits, le général Gilbert Diendéré et le colonel Boureima Kéré. Le 16 septembre 2015, lorsque leurs hommes tentent de prendre le pouvoir, c’est tout naturellement qu’il les appelle. « Ce sont les jeunes, c’est pas moi ! » assure Diendéré.

Ce jour-là, Diallo, qui a confié deux jours plus tôt à un ami sa crainte de voir le général travailler à « la restauration de Blaise », a pris ses précautions. Il est loin de chez lui. Grand bien lui fasse : l’une des premières cibles des putschistes est sa maison, située tout près de la présidence, dans le quartier de Ouaga 2000. Les éléments de l’ancienne garde rapprochée de Compaoré ont retenu les leçons de l’insurrection d’octobre 2014. Ils ciblent les principaux leaders, et Diallo est, pour eux, le plus menaçant. « Il a le vice, les réseaux et l’argent », glisse dans le feu de l’action un proche de Diendéré.

Durant ces quelques jours d’incertitude, « Gorba » ne reste pas inactif. Il est en contact régulier avec les conseillers de François Hollande à Paris et rallie Niamey en toute discrétion. Il s’y entretient avec Issoufou et avec Idriss Déby Itno, de passage au Niger. De là, disent ses détracteurs, il rapatrie des fonds pour financer la riposte des militaires. Lui nie avoir monnayé leur « sursaut républicain », mais reconnaît avoir appelé ses « contacts » au sein de l’armée. « Sans lui, Blaise ne serait jamais tombé », affirme-t-on dans l’entourage de Compaoré, avec la hargne des mauvais perdants, et en omettant de dire que c’est Compaoré qui s’en est débarrassé et qui a refusé, jusqu’à la fin, sa main tendue.

Il est difficile de dater précisément le divorce entre les deux hommes, mais il fut antérieur au 4 janvier 2014, lorsque Simon Compaoré, Roch et Salif ont claqué la porte du CDP. Certains parlent de son accident vasculaire cérébral, au milieu des années 2000, comme du début de la fin. Éloigné du pouvoir durant sa rééducation en France, Diallo a vu François, le frère de Blaise, gagner en influence. « À son retour, il n’était plus aussi écouté, explique un habitué de Kosyam. Il a commencé à réclamer la primature, ce qui était impensable avant, puisqu’il avait plus de pouvoir que les Premiers ministres. Mais Blaise lui a préféré Tertius Zongo [en 2007]. Il a alors exigé un superministère des Infrastructures. Blaise lui a dit : « Si tu continues, tu ne seras même pas ministre. » »

Il le sera, mais pas plus d’un an. En 2008, c’est la disgrâce : il quitte le gouvernement en plein week-end pascal. Cette coïncidence ne signifie pas grand-chose pour cet indécrottable athée issu d’une famille de musulmans, mais beaucoup y verront a posteriori le début de sa résurrection. Le voilà envoyé en Autriche avec une improbable mission d’ambassadeur sans moyens et sans but précis. « Il a vécu cela comme une humiliation », indique un proche.

C’est à cette même époque que Diallo évoque, dans les huis clos du parti au pouvoir d’abord puis publiquement, la « patrimonialisation du pouvoir » et qu’il dénonce l’influence grandissante du petit frère. En 2009, alors qu’il est encore vice-président du CDP, il est suspendu des organes du parti. Il ne sera réintégré qu’un an plus tard après avoir rédigé son autocritique.

Depuis lors, il ne pense qu’à une chose : prendre sa revanche. Mais il sait qu’il n’a aucune chance s’il part sans soutiens. De retour de Vienne, il s’arme de patience et « travaille au corps », selon l’expression de l’un de ses proches, les autres barons du parti qui ont été écartés des organes décisionnels en 2012 (son vieil ami Jean Marc Palm, Roch et Simon). « Sans l’insistance de Salif, Roch n’aurait jamais quitté le parti. Il n’aurait jamais osé », admet un proche des deux hommes.

À l’époque, on le voit plus souvent au Niger, où ses amis sont arrivés au pouvoir en 2011, qu’au Burkina. À Niamey, il fait office de conseiller officieux du président… et multiplie les affaires juteuses. Selon plusieurs sources généralement bien informées, de grosses sommes d’argent auraient transité par ses comptes. Compaoré, une fois la rupture consommée, s’en inquiétera au point d’envoyer à Niamey son ministre des Affaires étrangères, Djibrill Bassolé, tirer les choses au clair auprès d’Issoufou.

Mais il est déjà trop tard. Diallo met tous ses réseaux et une partie de sa fortune au service de son nouveau parti. Il joue un rôle majeur dans l’insurrection d’octobre 2014 et même après. Certes, il n’a occupé aucun poste sous la transition, mais nombre d’observateurs lui ont prêté une grande influence. « Il a été pour beaucoup dans la désignation de Chériff Sy à la présidence du Conseil national de la transition et il a protégé Zida, contribuant à l’éloigner de Diendéré », explique un de ses proches. Le code électoral tant décrié porterait sa marque. « Il savait qu’avec un candidat du CDP il risquait d’y avoir un second tour très indécis », argue-t-on dans certaines chancelleries. « C’est lui prêter bien plus de pouvoir qu’il n’en avait », se défend-on dans son entourage. Diallo, lui, laisse dire. Il a retrouvé le goût du secret.

QUEL RÔLE JOUERA « SON » ASSEMBLÉE ?

Les députés godillots, très peu pour lui. Voilà plusieurs années que Salif Diallo défend une modification constitutionnelle et prône un partage des pouvoirs plus équilibré entre l’exécutif et le législatif. Sa prise de position lui avait d’ailleurs valu les foudres du Congrès pour la démocratie (CDP) en 2009. On voit mal pourquoi il changerait d’avis maintenant qu’il est à la tête de l’Assemblée nationale (il a été élu le 30 décembre 2015).

Pour autant, le débat n’est pas tranché au niveau du Mouvement du peuple pour le progrès (MPP). « Nous n’avons pas encore débattu de cette question », affirmait un membre du bureau exécutif le 4 janvier. « Au MPP, notre position est que nous devons passer à une Ve République afin de marquer une rupture avec l’ancien régime, avait déclaré Roch Marc Christian Kaboré en septembre. Dans cette Ve République, les pouvoirs du président du Faso seront réduits, pour qu’il ne soit plus omnipotent, et les compétences du Parlement seront renforcées. Mais nous n’avons pas encore tranché sur la nature du régime. »

Source, Jeune Afrique