Le film du Mauritanien Abderrahmane Cissako, Timbuktu, n’est plus à présenter ; il a fait la Une de nombreuses presses en France comme en Afrique. Cette grande audience dont le film a été l’objet auprès des professionnels du cinéma, des historiens et des politiques pourrait s’expliquer par la tension que ce film entretient entre la mémoire d’une réalité encore vive et traumatisante et celle d’un mode d’expression de plus en plus menacé par la télévision et les écrans connexes.
En portant à l’écran cinématographique la ville de Tombouctou assiégée par des djihadistes, Timbuktu rappelle à la mémoire humaine la dure réalité vécue par les populations du Nord Mali, et dont l’onde de choc a fait frémir le monde entier, tant les fondements de notre humanité – liberté et dignité – étaient remis en cause.
En se faisant l’écho de cette tragédie humaine, Timbuktu apparaît comme un cinéma de la mémoire, le lieu idéal où images, musique, paroles et mouvements réunis pourraient être soustraits de l’oubli, en vue d’être transmis à la postérité. N’est-ce pas cela aussi la vocation du cinéma, et surtout du cinéma africain, celle de participer à la sauvegarde de la mémoire collective dans une société de l’oralité?
Vu sous cet angle, on peut bien comprendre le ressentiment de ceux qui pensent que Timbuktu n’est pas en phase avec la vérité historique. La représentation des djihadistes qui apparaissent à l’écran comme des pantins est loin de la réalité d’un groupe bien structuré et équipé, et dont la barbarie ne laisse aucune place à l’humanisme.
Mais enfin ! Ce qu’il convient aussi de relever, c’est que Timbuktu n’est pas un documentaire, et même si c’en était un, il s’agirait toujours d’un point de vue. Il nous semble que le film fiction d’Abderrahmane Cissako est un regard sur une vérité historique qu’il met au service de la vérité dramatique.
Le mérité incontestable de ce film, pour les professionnels de ce métier, est d’être la mémoire du cinéma, en tant que mode d’expression artistique. Nous disons bien mémoire du cinéma, au regard de la tendance actuelle du cinéma africain en l’occurrence, où l’on sacrifie le plus souvent la forme et la primauté de l’image sur l’autel du « tout dire » et de la nécessité économique qui veut que le destin du cinéma finisse sur les écrans de la télévision. En faisant ainsi du cinéma en pensant à la télévision, on a vidé le septième art de ses potentialités expressives.
Timbuktu nous rappelle ce cinéma où l’image est souveraine, où symboles et métaphores suggèrent et invitent le spectateur à la réflexion. Une expression poétique en somme, où l’expression de la forme fait du contenu un signal, un point de départ d’une réflexion et non une finalité. C’est cela le régime de l’allusion qui différencie le cinéma du théâtre et du reportage.
La métaphore de la gazelle en débandade qui ouvre le film, en parfaite symétrie avec la fin du récit où les deux adolescents sont en fuite, informe déjà de la menace qui pèse sur les habitants de Timbuktu. La terreur qui règne dans la ville fantôme, explique cette fuite des habitants dans tous les sens pour sauver le peu de vie qui leur reste, après avoir tout perdu, leur dignité, leur identité, en d’autres termes,le sens même qu’il donnait à leur existence.
Si la fusillade des sculptures est métaphorique des nombreuses pertes en vie humaines, à l’exemple des corps enfouis dans le sable jusqu’à la tête, livrée à la lapidation, elle est surtout symbolique de la perte d’identité des habitants de la ville, ce qui est expressive de la volonté de mettre à mort l’esprit, après avoir tué le corps.
Tout comme la mort de la vache GSP, au nom évocateur de l’orientation, du sens dans la double acception du mot, la fuite de la petite fille Toya et de l’adolescent Issan, à la fin du film, après la mort de leurs parents, ressemble à l’errance d’un être déboussolé, sans orientation, sans GSP, parce que n’ayant plus de père ni de mère. C’est l’expression d’une perte d’identité, d’une déshumanisation tout comme le suggère la comparaison qui s’impose entre ces enfants et la gazelle.
Par ailleurs, l’univers carcéral dans lequel vivent les habitants de Timbuktu est symboliquement rendu par la vacuité de la ville ; seuls quelques ânes déambulent à côtés des djihadistes. La représentation de la folle dont le traumatisme né du séisme qui a détruit Haïti, pourrait également traduire l’état mental dans lequel se trouveront bien de personnes après le passage des djihadistes.
Sur le plan plastique, l’univers carcéral est rendu par les espaces resserrés que la caméra scrute au rythme des multiples interdits que les islamistes scandent à travers les ruelles, kalachnikov en bandoulière. Même confinés dans les chambres, les jeunes qui enfreignent aux interdits sont délogés et châtiés sur la place publique.
Ces plans resserrés, à l’image de ce que l’on voit dans le célèbre film Guimba, le tyran du malien Cheick Oumar Sissoko, Etalon de Yennega en 1995, s’opposent aux plans d’ensemble, aux panoramiques et aux travellings qui donnent à voir toute la beauté de l’espace sahélien, du désert fait de dunes de sable à perte de vue. Cette opposition plastique donne du relief au film, et est porteuse d’espoir au regard de la perspective qu’offre justement les espaces ouverts.
Certes, l’espace filmique dans son ensemble est ponctué par un dialogue de sourds. L’imam de la grande mosquée et l’autorité morale des djihadistes sont loin de se comprendre. Les parents du pêcheur Amadou, tué par inadvertance, ne sont pas non plus prêts à comprendre le coupable, en dépit de sa demande de pardon. Le dialogue entre populations et djihadistes, et même entre djihadistes, n’est pas toujours direct. On a besoin d’interprète qui, malheureusement, traduit avec beaucoup de difficultés les propos tenus. Cette incompréhension générale n’est-elle pour beaucoup dans les causes profondes de cette barbarie. A coup sûr, le déficit de dialogue entraîne partout une autre forme de dialogue, celui du rapport de force.
Mais l’espoir est permis. La multitude des plans d’ensemble le suggère, l’impossibilité de tué l‘esprit à l’image de ces jeunes qui pratiquent un football imaginaire, l’autorise. De la même manière, le maintien en vie des deux adolescents, une fillette et un garçonnet – tout ce qu’il faut pour récréer le monde – est un signe porteur d’espérance.
Du reste, la durée des plans, si elle exprime la profondeur de la douleur et le caractère pénible de la vie sous l’occupation des djihadistes, elle traduit aussi le temps qui passe – malgré tout – comme il en est dans le film Heremakono (En attendant le bonheur) du même auteur.
En somme, Abderrahmane Cissako donne une leçon de cinéma qui invite à faire la différence entre la vérité historique et la vérité dramatique. Timbuktu est à cet égard la mémoire du cinéma plutôt qu’un cinéma de la mémoire.
Justin OUORO