Le coupé-décalé et la jeunesse burkinabè.

La récente arrestation de Balla le pétrolier conjuguée au nouveau style vestimentaire des jeunes nous ont en partie inspiré dans l’élaboration de cet article. Le sieur Balla a remporté le trophée du plus grand « boucantier » du Burkina Faso dans un maquis de Ouagadougou. Il habitait une villa qu’il louait à hauteur de trois cent milles francs CFA le mois et se déplaçait avec un véhicule de luxe made in USA.  Le comportement de ce jeune-homme de 25 ans se présentant comme un homme d’affaire est a associé indiscutablement au mouvement du « travaillement » ou la sagacité engendré par le coupé-décalé né dans le milieu ivoirien à Paris courant 2000.

index16Le coupé-décalé ou coupé décalé ou encore couper décaler (il existe plusieurs formes) est un concept musical qui est apparu à Paris en 2002 sous l’impulsion de la « Jet set », un groupe de DJ ivoiriens. La Jet set se composait du président Douk Saga, Molare, Boro Sanguy, Solo Béto, Chacoolé, Lino Versace et Junior Kuyo. Plus tard d’autres DJ notamment DJ Jacob, Erickson le Zoulou, DJ TV5 se rapprocheront du mouvement pour leur adhésion au concept. Entre temps, La danse passera de « décalé coupé » à « coupé décalé » pour des raisons esthétiques. La musique prend son envol  avec la sortie de l’album « la sagacité » du président Douk Saga. Le concept est diffusé à Abidjan par les médias et le mouvement est repris par les DJ dans les maquis et les «boites du jour », la crise politico-militaire obligeant les ivoiriens à mener les activités traditionnelles de nuit pendant le jour. Dans un contexte où la population ivoirienne vit dans la peur, la désolation et les lamentations, les boucantiers de la jet set arrivent à Abidjan et multiplient les concerts. A l’occasion des prestations, « les coupeurs décaleurs » distribuaient des billets de banque aux spectateurs. C’est ce qu’ils appelaient « le travaillement ». Dans le coupé-décalé l’artiste n’attend pas de l’argent mais c’est lui qui en donne. D’où la notoriété du concept qui va embraser toute la cote d’ivoire.

Le mouvement a été déporté au Burkina Faso par les médias et les flux migratoires. Il a été porté dans premier temps par les As DJ en 2004 à travers le tube « Tango-Tango » désignant l’ivrogne. En 2007 une série de jeunes filles burkinabè se s’émancipent musicalement avec le Coupé-décalé. Bélissa sort « laisse mon gare », Béki propose « officialiser », une apologie des relations extraconjugales,  Oumou Zangoli fait la promotion du « Zangoli » en invitant les femmes à se « zango » pour séduire et plaire aux hommes, Dalia signe « garçon fou » et Fat Beauté lance« la joliesse », entendre par là le narcissisme. Toutes ces œuvres musicales sont appelées « Maxi » et ne comportent pas plus de deux titres ; le reste est meublé par des remix et des reprises instrumentales. Les chansons de ces artistes sans une véritable trajectoire musicale se limitent à des slogans  lancés  de façon sporadique et la quasi-totalité de l’œuvre est comblée par des featuring avec des DJ.

Aujourd’hui, le mouvement semble être porté par Tiness la déesse avec son album « la grâce » puis « de grâce en grâce » et Imilio le Chanceux avec « mot de passe »

Au passage des promoteurs burkinabè organiseront en 2004, un concert au stade municipal avec comme tête d’affiche le Molare. La rumeur a fait croire aux Ouagalais que l’artiste distribuerait  trente millions de francs CFA à l’ensemble des spectateurs qui se présenteront au concert. Conséquence, le stade municipal était plein comme neuf. Au finish, des coupures de billets de 2000 F CFA à hauteur de 30 000 F CFA ont été largués dans la foule. Les organisateurs et les artistes ont ainsi utilisé cette ruse pour faire le plein du stade et se distribuer la recette.

En « Nouchi » français du ghetto ivoirien, « couper » signifie tricher, voler ou arnaquer et « décaler », partir ou s’enfuir, donc couper-décaler peut se comprendre arnaquer quelqu’un et s’enfuir. L’exemple de Balla le pétrolier et de bien d’autres jeunes burkinabè atteste bien les propos ci devant.

Avec un peu de recul, on s’aperçoit que la philosophie du coupé-décalé est basée sur la duperie, l’extravagance, la perversité et la déperdition.  La diffusion des clips vidéo des artistes du Coupé-décalé par les médias burkinabè et internet a contribué à façonner les mentalités des jeunes burkinabè tout en les conduisant à l’instar d’Alice « au pays des merveilles ». Les vidéos de ces artistes plongent les jeunes dans un monde idyllique. L’argent, l’alcool, les cigares, les belles voitures, les beaux gringes semblent s’acquérir facilement. Le clip vidéo « Sagacité » de Douk Saga diffusé en 2003 vulgarise auprès de la jeunesse, les concepts décalés du coupé-décalé  qui se résume au : « Farot farot » c’est-à-dire faire le malin ; le « Boucantier » comprendre homme qui fait le Boucan et le « Travaillement ».  La plupart des concepts et des pas de danse dérivés du mouvement sont libidineux, immoraux et pervers.   Le Wolosso, Gninguin-gniguin/petit bisou, Tchoucou-tchoucou, Bobaradeni, lancement de reins, pistolero, stylmoulance, mastiboulance, Tchoumakaya, corps à corps, soulevez-soulevez, point de beauté, monsieur-madame devant, Bobaraba, Kuitata, Bezla, … tournent autour du sexe et des fantasmes sexuels, charnel, luxurieux et épicurien. De plus l’aspect vestimentaire de certains artistes copié par les jeunes frise la débauche. Il n’est pas rare de voir des jeunes garçons dans les rues de Ouagadougou vêtus d’un pantalon jeans serré, un T-shirt plaqué au corps et de grosses chaussures aux pieds. Le comble, le pantalon est rabattu jusqu’aux fesses laissant apercevoir un caleçon salle et crasseux. Chez les filles, c’est le ventre ou les fesses et parfois le cul qui est mis sous les projecteurs. Ce style vestimentaire a été copié à travers les clips vidéos des coupeurs décaleurs qui présentent les filles quasiment nues dans des séquences presque identiques aux créations des studios « penthouse » ou Marc Dorcel. Que dire de la vulgarité et de la pugnace du langage ?  Les chansons de certains artistes sont marquées par des propos vantards, injurieux et pervers. Un des succès de DJ Arafat est à rechercher dans la pugnacité de son langage. Morceau choisit dans son album « Bezla » : «on mousse pas un peu ; on b..se pas un peu ; on j..it pas un peu […] ». Cette chanson est régulièrement reprise sans hésitation par les jeunes et les milliers de fans de DJ Arafat dans une totale élucubration fantasmée. Au moment où parents, enseignants et autres éducateurs invitent les jeunes à être humbles, à bien s’habiller et à être respectueux, les coupeurs décaleurs font le contraire. Ce qui était autrefois considéré comme débauche se transforme petit à petit en norme sociale et les plus impudents sont pris comme des idoles. L’avènement de ce concept à amenuisé davantage la morale et exalté la bacchanale.

En outre, les noms de baptême de certains artistes du coupé-décalé, invoquent le dérèglement des normes. Certains se font appeler DJ string, DJ croussi bô, DJ aoko « instrument traditionnel de musique en pays baoulé  et qui est symbolisé par l’acte de  la masturbation ».

De plus, dans sa texture sonore, dans son approche lyrique et thématique ; le coupé décalé est carrément coupé et décalé des référents culturels aussi bien ivoiriens que burkinabè. Le Zouglou né autour des années 1990, dénonçait le dirigisme des gouvernants, les tares de la société et  encourageait la jeunesse à se battre afin de sortir de la galère. La rythmique bien que populaire offrait des sonorités traditionnelles dans la forme la plus originelle du « Wôyô ». Les bouteilles vides, le sifflet et le tamtam étaient utilisés comme instruments de  musique. L’esprit de créativité y était, le live était de mise et le message très poignant.

Le coupé-décalé par contre est une musique synthétisée dans un studio d’enregistrement. Des logiciels de correcteurs de gammes sont ainsi utilisés pour transformer des vocalistes médiocres en de bons solistes. Avec l’avènement des technologies de l’information et de la communication, des outils de production musicale sont informatisés. N’importe quel DJ maitrisant un tout petit peu l’outil informatique peut apprendre sans connaissance du solfège, à produire une sonorité qualitativement acceptable. Le coupé décalé contrairement au zouglou est un donc un concept musical ouvert à quiconque ne sait rien de l’art et des B.A. bas de la musique, mais qui veut percer dans le show biz ou posséder la carte d’artiste. Ce n’est pas par hasard que la rythmique met l’accent sur l’ambiance (en vérité le bruit), le break et comment emmener les gens à s’amuser. D’autres artistes du mouvement présentent des spots publicitaires en lieu et place d’albums. Ces spots sont dédiés aux « atalakou » entendons par là les éloges d’une personnalité politique ou footballistique en vue de bénéficier de sa générosité. C’est à juste titre que les concepts naissent et disparaissent aussitôt.

Considérons que la musique a deux fonctions : ludique et didactique. Le découpé-découpé selon les propos des membres de la jet set aurait entièrement choisi la première fonction au détriment de la seconde. Ce choix a été affirmé par le président Douk Saga qui s’exprimait ainsi : « mon pays est en détresse. Je suis venu apporter la joie et la gaieté aux ivoiriens ». Pris dans le contexte de la crise politico militaire qui a secoué la Cote d’Ivoire, le coupé-décalé est une bonne musique et a sa place auprès de la jeunesse. Il faut aussi fait remarque que certains artistes du mouvement prônent dans leur chanson l’unité, la réconciliation et la paix. Cette orthodoxie musicale est malheureusement rare dans les chansons et se trouve aussi diluée dans le flot lyrique mettant en lumière la richesse matérielle et la débauche. La crise est passée mais la partition perverse de cette musique continue de détruire les jeunes d’aujourd’hui qui seront des adultes d’ici à 2020. A cette date, la génération yôrôbô façonnée dans le zôrôpôtô sera adulte. Mais des adultes sur papier puisqu’ils seront complément coupé et décalé des normes sociales. Il n’est pas encore tard….

Abraham BAYILI

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